samedi 23 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #2

  Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.
SMOKEY HILLS #2

"(...) Dès qu’il eut posé le pied sur le trottoir, il reçut de plein fouet les bruits de la ville , comme s’il se heurtait à un mur gigantesque. En débarquant tard dans la nuit, Josh avait pourtant eu l’impression que New York était une ville tranquille, dont le silence était troué de temps en temps par l’écho lointain d’une sirène ou d’une voiture démarrant sur les chapeaux de roue. La réalité était tout autre. Il fit quelques pas hésitants, comme saisi d’une ivresse soudaine : trop de vacarme, trop de gens, trop de lumière d’une fois. Il chancela, mais il était heureux de chanceler— heureux de chanceler sur ce trottoir-là. Après avoir repris ses esprits, il se mit à marcher. Il dépassa une poissonnerie, un restaurant, une boulangerie, une boucherie kasher, une blanchisserie tenue par un gros type qui dégoulinait de sueur. Et au coin de la rue, il aperçut un vendeur de hot-dogs. Lors de son périple, il avait croisé un vendeur de cravates itinérants qui l’avait hébergé dans sa voiture pendant deux nuits sur un parking de Chicago, et le vendeur de cravates n’avait cessé de le bassiner avec les hot-dogs succulents qu’il avait mangés à New York. «Grands comme le bras ! et on te les donne pour presque rien !» avait-il précisé, la voix frémissante au souvenir des hot-dogs. Josh se laissa convaincre par l’odeur de la saucisse et de la choucroute. La seule idée de la moutarde lui avait mis l’eau à la bouche. C’est vrai qu’ils n’étaient pas chers, et c’est vrai qu’ils étaient grands et c’est vrai aussi qu’ils étaient bons, même s’ils ne valaient pas la tourte à la viande de sa mère, et le gâteau de maïs arrosé de mélasse qu’il mangeait le matin. N’empêche, rassasié, il alla avisa un bonhomme vieux comme Mathusalem qui poussait un chariot de boissons fraîches : il avait des sodas et de l’eau dans une grosse bonbonne. Josh but un grand verre d’eau, qui coûtait presque rien. Ensuite, sans savoir la direction à prendre, sans même s’en préoccuper, il continua d’avancer, levant des yeux effarés sur tout ce qui l’entourait. Ce fut seulement après une demi-heure d’errance qu’il eut tout à coup l’idée d’aborder un passant et de lui demander s’il était loin de Park Avenue, et de l’Hôtel Armoria. Le passant, petit et rigolard, vêtu d’une chemise rouge aux manches retroussées, gouailla qu’il y en avait pour un moment mais que le plus simple était de prendre le métro. Josh répondit qu’il voulait voir la ville, ce à quoi le passant rétorqua en haussant les épaules d’un air désabusé et en marmonnant : «Y a que des toqués dans cette ville.» Et il lui détailla un itinéraire qu’il pouvait suivre les yeux fermés, étant donné qu’il était né en même temps que cette foutue ville, et qu’il la connaissait mieux que la culotte de sa voisine de palier. Puis il ricana et s’éloigna d’une démarche chaloupée.

Josh reprit sa route, suivant scrupuleusement l’itinéraire suggéré par le petit rigolo. La ville ne semblait devoir jamais finir ; les gens étaient de plus en plus nombreux ; le soleil, à la verticale, cognait et ramassait les ombres en flaques sombres. De temps en temps, une odeur d’océan déboulait par-dessus les bâtiments. Josh avait vu Wichita, Chicago et d’autres grosses villes au cours de son avancée vers New York mais elles avaient toutes l’air de villes normales, plus grandes que celles de son coin, bien sûr, mais abordables. New York lui donnait la sensation d’un vertige sans fin, d’une bousculade incessante. Il traversa des quartiers qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Un moment, il passa dans un quartier bourré de Noirs endimanchés qui étaient assis sur les perrons, à discuter et à rire. Ils le regardèrent passer avec ce qu’il crut être de l’hostilité ou de la méfiance. (...)"
Francesco Pittau

***

UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #2

Quand la Française arriva dans le bon quartier, elle tenait le morceau de papier serré fort dans son poing, ouvrant la main de temps en temps devant des new-yorkais pressés mais polis qui lui répondaient gentiment quand elle leur précisait : « Excuse-me, I'm a french and I'm lost. Please, can you tell me the way to, etc. » Après quelques pas perdus dans une ou deux mauvaises ruelles, elle s'arrêta finalement là où on ne l'attendait peut-être pas encore, devant une porte dont le charme cossu lui donna déjà un bon espoir.
Derrière elle, tout commença à bruire et frétiller comme après un lever de rideau sur une immense estrade : une harangue ravissait des pigeons, un démarrage interminable de mobylette faisait fermer quelques fenêtres et le bruit des mises en place dans les différents corps de métier hébergés dans les bureaux, les locaux de commerce, le garage et les officines de la rue principale ronronnait dans sa cadence parfaite. On aurait dit du théâtre à ciel ouvert pour un public issu du tout-venant. La lumière du soleil s'introduisait entre les immeubles à la hauteur formidable, exposant l'endroit dans son quotidien le plus prosaïque. Les camions de livraison se garaient à l'arrachée et provoquaient l'hystérie des autres conducteurs . Ça freinait sec, ça insultait et klaxonnait, ça redémarrait bruyamment et Gaby n'avait pas besoin de se retourner pour visualiser les actions qui s'enchaînaient autour d'elle comme des saynètes.

Des promeneurs se massèrent tranquillement à la balustrade d'un pont suspendu et elle eut le sentiment angoissant qu'ils arrivaient là tout exprès pour l'espionner. Des passants frôlaient parfois son corps qui encombrait le passage tant elle était lente à se mouvoir puis empotée à attendre que la porte s'ouvrît, mais eux ne provoquaient aucune inquiétude chez elle, car elle pouvait sentir leurs intentions en se fiant à la régularité de leur marche.
Le bourdonnement de l'ouvre-porte lui fit l'effet d'une corde jetée depuis le haut d'une corniche et la pauvre femme se rua sur la lourde porte, de peur que son faible poids ne suffise à correctement l'ouvrir avant qu'elle ne se bloque.
Elle évita prudemment l'ascenseur et frappa, le souffle court, à l'une des portes du huitième étage. Ces maudits Amerloques étaient forcément originaires d'une espèce arboricole pour privilégier la construction de ces  immeubles à la hauteur sans cesse plus grande. Elle regrettera toute sa vie, pensa-t-elle à ce moment-là, d'avoir choisi les États-Unis d'Amérique pour changer de peau. La mue d'un serpent était plus rapide et moins douloureuse.

Elle traversa une cour intérieure plutôt sobre mais bien entretenue, décorée à la manière des anciennes haciendas avec en son centre une fontaine en marbre rose. Au bout de sa course, un gros majordome à la forte odeur de gin la reçut dans un français approximatif. Des cris d'enfants se chamaillant lui parvenaient à travers le plafond de l'appartement. Elle fit la grimace et suivit l'homme en retenant un peu sa respiration.
Il s'effaça pour la laisser entrer dans une pièce aux proportions étonnantes. La richesse ostentatoire de son mobilier et de ses objets l'éclaboussa comme une gadoue sous la roue d'un véhicule à grande vitesse. Elle s'ébroua mentalement et sursauta en posant les yeux sur l'homme avachi qui la recevait jambes croisées et posées sur un imposant bureau — un meuble précieux en acajou, style Empire, avec des montants en bustes de femme. (...)"
Anna de Sandre 

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