dimanche 24 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #3

  Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.
SMOKEY HILLS #3

"(...) Finalement, il atteignit Park Avenue. Ça sentait le luxe et l’argent. Tout semblait immaculé, tiré à quatre épingles, comme si personne ne vivait derrière ces jolies façades et ces fenêtres immenses. Il était intimidé comme un gamin. Mais la fatigue le rappela à l’ordre : il avait mal aux pieds, et l’effet du hot-dog était en train de s’estomper— la faim revenait au triple galop. Il avait soif aussi. Comme il ne voulait pas errer des heures durant, il demanda à une jeune femme, qui promenait deux chiens minces et hauts sur pattes, où se trouvait l’Hôtel Armonia. Elle le lui indiqua d’un geste vague de la main, tandis qu’elle disparaissait, emportée par les chiens. L’Hôtel était là, à une centaine de pas : tout en briques rouges, vaste et luxueux, derrière un large square dont le feuillage servait de paravent aux rumeurs de la ville.

 Josh s’ approcha lentement de l’hôtel et, bientôt, il put apercevoir un homme assez corpulent, vêtu d’un uniforme rouge foncé à parements dorés, et coiffé d’un haut-de-forme portant le nom de l’hôtel en cursives dorées «Armoria Hôtel». L’homme ne correspondait pas du tout au souvenir qu’il avait de l’oncle Erskine— l’oncle Erskine était maigre. On l’appelait même le Clou dans la famille. Josh ne l’avait jamais vu mais il le connaissait presque aussi bien que s’il l’avait fréquenté : il en avait entendu des histoires sur les blagues de l’oncle Erskine, la bonne humeur de l’oncle Erskine, la folie de l’oncle Erskine qui ne craignait rien, même pas d’aller dormir dans le cimetière quand on le menaçait d’une rouste après une de ses mauvaises plaisanteries, l’audace et l’effronterie de l’oncle Erskine qui avait défié son père, un homme grave et travailleur, en fichant le camp de la ferme pour on ne savait où, les aventures de l’oncle Erskine qui envoyait des lettres postées dans des pays dont tout le monde dans la famille ignorait le nom ; un jour, ils avaient reçu une photo sur laquelle on le voyait en compagnie de deux militaires débraillés devant un vieux bâtiment en bois entourés de palmiers— dans le coin de la photo, on pouvait distinguer une jeune femme aux yeux bridés ; Josh connaissait plus ou moins le visage de l’oncle Erskine par cette photo écornée et un peu floue. Ses lettres des dernières années provenaient de New York, et il semblait apaisé, parlait de sa lassitude à courir le monde et du travail qu’il avait fini par trouver, et qui le satisfaisait : portier dans un hôtel huppé de Park Avenue. Un travail de plein air avec des gens polis et généreux. 

«Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?» dit le portier qui s’était avancé jusqu’à Josh. «Dix minutes que t’es là à me regarder. Tu cherches quelque chose ?» Il paraissait contrarié. Josh bredouilla qu’il était perdu et qu’il ne savait pas très bien où il se trouvait. Le portier ôta son chapeau pour essuyer son crâne chauve. Un cerne rouge faisait le tour de sa tête. Il marmonna une phrase où il était question de «putain et de soleil» puis il se tourna vers Josh. «Dis-moi ce que tu cherches. Le quartier n’a pas de secret pour moi ! Depuis le temps que je le fréquente !» Il releva la tête pour réajuster son chapeau sur sa tête, et c’est à ce moment-là que son regard croisa celui de Josh, et que Josh put voir ses yeux, et que Josh les reconnut. Les mêmes yeux que sur la photo écornée. Les yeux de sa mère surtout. L’oncle Erskine se tenait devant lui, à quelques centimètres, avec son poids et sa sueur, son uniforme chamarré, ses grosses mains et sa peau plissée. Tout s’était modifié chez lui mais les yeux étaient restés intacts dans un écrin différent. Une grosse voiture noire, ronde et lustrée comme un bousier, arriva lentement devant l’hôtel ; l’oncle Erskine rectifiant sa tenue se dirigea aussitôt vers elle d’un pas raide et rapide, en lançant à Josh : «Attends-moi là, je reviens !» Et tandis que l’oncle Erskine ouvrait la portière droite de la voiture pour permettre à une jeune femme élégante de descendre, Josh s’éloigna lentement, remâchant l’amertume qui lui emplissait la bouche. Et le parfum des «Smokey Hills» s’empara de lui, d’un coup, en lui enfonçant un poinçon dans le bas du ventre."
Francesco Pittau

*** 

UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #2

"(...)  Adam Foster lui sourit largement, amusé et narquois : « Tiens, Jean Anouilh en jupons ! J'attendais une souillon pour remplacer ma vieille cuisinière, et voici que Colette entre en scène. »
Gaby suffoqua sous l'insulte. Elle voulut quitter la pièce mais le gros majordome bloquait le passage, posté dans l'embrasure de la porte. Lui aussi était hilare. La jeune femme perdit contenance et énonça sottement : « laissez-moi passer, mon ami m'attend en bas ! »
Les deux Américains rirent bruyamment. La honte lui donna une sorte de nausée.
Elle fixa le ventre du domestique comme si elle attendait qu'un passage secret s'ouvrit à cet endroit précisément. Elle continua en menaçant à voix forte sous l'effet de la panique jusqu'à ce que Foster mette un terme à son esclandre.
« Bon, ça suffit, Sarrasin ! Fermez-la et venez ici. »
L'injonction la cueillit comme un claquement de fouet sur la croupe d'un cheval et elle se retourna avec maladresse, bousculant le majordome qui recula d'un pas, toujours hilare.
« Non, je veux partir ! Cet entretien est terminé. »
Ses oreilles bourdonnaient et ses mâchoires lui faisaient mal.
Adam Foster se radoucit et ôta les pieds de son bureau d'une poussée.
« Je vous en prie, ne m'obligez pas à vous présenter des excuses ; ça, c'est bon pour les faibles. »
Puis il s'agaça contre le sous-fifre qui avait repris sa faction dans l'embrasure.
« Foutez le camp, Hastings ! Vous impressionnez défavorablement la demoiselle. »
Le domestique lui lança le regard d'un homme souffrant et s'effaça en silence.

Gaby lampa une goulée d'air et avança d'un pas rapide vers Foster. Elle voulut réitérer sa demande en donnant du poing sur le bureau, mais Foster retint son bras.
« Je vous demande pardon, mademoiselle Sarrasin, je me suis comporté comme un connard. Maintenant, s'il vous plaît, asseyez-vous et discutons. »
C'est le moment que choisit l'estomac du pseudo auteur-de-théâtre- célèbre-en-France pour gargouiller de la façon la plus vulgaire, d'un borborygme long et caverneux. Elle blêmit et s'assit, trahie par son corps de crève-la-faim.
« Et bien soit, je vous écoute ? »
« Très bien. Et d'abord une question : est-ce que vous savez faire les crêpes ? »
« Ma mère était bretonne donc oui, je sais les faire. Y compris les galettes et tout le folklore pâtissier qui va avec. Pourquoi cette question ?»
« Parfait ! vous êtes engagée. Vous démarrez votre nouvelle vie lundi matin à huit heures. Hastings vous expliquera toutes les modalités et je vous donnerai une avance sur votre salaire. Vous serez hébergée et je couvrirai vos frais médicaux. Vous aurez un jour de congé par semaine, et en dehors du temps que vous consacrerez aux courses et à la préparation de mes repas, vous pourrez passer le reste de vos journées à l'écriture de la pièce que je vous ai commandée.
C'est tout, l'entretien est terminé. »
Il se saisit d'une clochette qu'il agita en rappelant son autre employé de maison :
« Hastings ! Raccompagnez mon hôte jusqu'à son domicile. »
Il ne s'intéressa plus à la Française et après son dernier ordre, il se leva et sortit par une porte dissimulée derrière une courtine de velours.

Gaby restait immobile, les yeux dans le vide.
Le gros domestique se pencha sur elle et se permit de toucher son épaule.
« Venez, mademoiselle ; je vous raccompagne. »
Son accent américain était atroce mais la gentillesse nouvelle dans sa voix était persuasive. Elle reprenait ses esprits et le suivait avec lenteur, se donnant enfin la peine de détailler le contenu de la pièce.
Avant d'en franchir le seuil, elle fut prise d'une impulsion étrange et déroba une petite statuette de jade représentant un éléphant sanglé avec la trompe en l'air. Elle aurait pu s'emparer d'un objet de plus grande valeur, mais la symbolique de ce geste furtif suffit à la combler.
Une fois dehors, les bruits de la rue la cueillirent avec la force d'une clameur, tel l'oracle d'un possible triomphe. Elle fendit rapidement la foule des badauds et des travailleurs, se retenant de lui jeter des baisers du bout des doigts."
Anna de Sandre


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