lundi 1 décembre 2014

L'heure d'y aller


J'ai boutonné
Samedi avec dimanche

J'ai jeté les lacets
Qui tenaient
Mes chaussures
Dans la bouche
Du vide-ordures

J'ai fait monter ma fièvre en posant le thermomètre sur le radiateur

J'ai barbouillé
Ma figure avec
Les cendres pour le linge

J'ai découpé les
Ta-
Lons
De toutes mes
Chaus-
Settes
Et je me suis postée
À la fenêtre

Dans les arbres
Les oiseaux m'attendaient
Pour LE GRAND VOL

Mais Maman m'a crié
«TU VAS QUAND MÊME A L'ECOLE !»

...
 
Texte Anna de Sandre — Illustration Sanneris

vendredi 29 août 2014

Le pin parasol

Entre la calanque blanche
Et la bande de terre chaude
Grésillantes sous le feu
De l'étoile intime
Des crêtes frangées d'écume
Sèchent dans les traces
De tes pieds nus

Des laminaires étirent leur thalle
En chandelle dans le tourbillon
D'un mistral impérieux
La bise et la houle bruissent
Frôlent et parfument
Aiguisent les sens des
Baigneurs éperdus
Comme des pions égarés

Je suis une balle perdue
Fichée dans le tronc
D'un pin parasol
Contre lequel, homme nomade
Tu siestes du sommeil
D'un enfant trouvé

Lovée dans l'aubier
Du centenaire
J'y ai ouvert une plaie
Et sécrète un liquide métallique
La sève et le plomb se mêlent
Dans le creuset écorcé
De l'athanor sylvestre
Qui me fait joyau
Tandis que tu dors encore

L'aube prochaine rincera
Tes yeux endormis
Te fera basculer dans
Le matin présent
Tu mettras ta force de travail
Dans tes bras et tes reins
Et porteras patiemment
Ton boisseau d'avanies
Que les mouettes rieuses
Achèveront de remplir

Ce matin sans vrai labeur
Vaudra moins qu'un fétu
Et pourtant je l'attends
Dans la matrice de ton rêve
Là  je viendrai
Argenter ton cœur
D'un précieux lichen

Il tremblera et tintera
Dans cette gangue nouvelle
Tu y porteras la main
Et je serai un renflement
À ton toucher
Une merveille à chérir
Un rubis de douceur.


Texte Anna de Sandre — Illustration Sanneris

mardi 26 août 2014

Des scintillements à la surface

 
Texte Anna de Sandre — Illustration Sanneris


DES SCINTILLEMENTS À LA SURFACE

Cette nuit
J'ai assez dormi.
J'ai fait un rêve,
Maman, où tu disais :
«Il faut se consoler
Avec les étoiles. »
Bien entendu,

Tu brillais fort
Au milieu d'elles.

Alors, j'ai plongé
Dans l'océan
Et je me suis blotti
Au creux
D'une opulente
Étoile de mer.
Puis j'ai glissé
À mes poignets
Des algues bleues
Comme tes yeux.
.

dimanche 24 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #3

  Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.
SMOKEY HILLS #3

"(...) Finalement, il atteignit Park Avenue. Ça sentait le luxe et l’argent. Tout semblait immaculé, tiré à quatre épingles, comme si personne ne vivait derrière ces jolies façades et ces fenêtres immenses. Il était intimidé comme un gamin. Mais la fatigue le rappela à l’ordre : il avait mal aux pieds, et l’effet du hot-dog était en train de s’estomper— la faim revenait au triple galop. Il avait soif aussi. Comme il ne voulait pas errer des heures durant, il demanda à une jeune femme, qui promenait deux chiens minces et hauts sur pattes, où se trouvait l’Hôtel Armonia. Elle le lui indiqua d’un geste vague de la main, tandis qu’elle disparaissait, emportée par les chiens. L’Hôtel était là, à une centaine de pas : tout en briques rouges, vaste et luxueux, derrière un large square dont le feuillage servait de paravent aux rumeurs de la ville.

 Josh s’ approcha lentement de l’hôtel et, bientôt, il put apercevoir un homme assez corpulent, vêtu d’un uniforme rouge foncé à parements dorés, et coiffé d’un haut-de-forme portant le nom de l’hôtel en cursives dorées «Armoria Hôtel». L’homme ne correspondait pas du tout au souvenir qu’il avait de l’oncle Erskine— l’oncle Erskine était maigre. On l’appelait même le Clou dans la famille. Josh ne l’avait jamais vu mais il le connaissait presque aussi bien que s’il l’avait fréquenté : il en avait entendu des histoires sur les blagues de l’oncle Erskine, la bonne humeur de l’oncle Erskine, la folie de l’oncle Erskine qui ne craignait rien, même pas d’aller dormir dans le cimetière quand on le menaçait d’une rouste après une de ses mauvaises plaisanteries, l’audace et l’effronterie de l’oncle Erskine qui avait défié son père, un homme grave et travailleur, en fichant le camp de la ferme pour on ne savait où, les aventures de l’oncle Erskine qui envoyait des lettres postées dans des pays dont tout le monde dans la famille ignorait le nom ; un jour, ils avaient reçu une photo sur laquelle on le voyait en compagnie de deux militaires débraillés devant un vieux bâtiment en bois entourés de palmiers— dans le coin de la photo, on pouvait distinguer une jeune femme aux yeux bridés ; Josh connaissait plus ou moins le visage de l’oncle Erskine par cette photo écornée et un peu floue. Ses lettres des dernières années provenaient de New York, et il semblait apaisé, parlait de sa lassitude à courir le monde et du travail qu’il avait fini par trouver, et qui le satisfaisait : portier dans un hôtel huppé de Park Avenue. Un travail de plein air avec des gens polis et généreux. 

«Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?» dit le portier qui s’était avancé jusqu’à Josh. «Dix minutes que t’es là à me regarder. Tu cherches quelque chose ?» Il paraissait contrarié. Josh bredouilla qu’il était perdu et qu’il ne savait pas très bien où il se trouvait. Le portier ôta son chapeau pour essuyer son crâne chauve. Un cerne rouge faisait le tour de sa tête. Il marmonna une phrase où il était question de «putain et de soleil» puis il se tourna vers Josh. «Dis-moi ce que tu cherches. Le quartier n’a pas de secret pour moi ! Depuis le temps que je le fréquente !» Il releva la tête pour réajuster son chapeau sur sa tête, et c’est à ce moment-là que son regard croisa celui de Josh, et que Josh put voir ses yeux, et que Josh les reconnut. Les mêmes yeux que sur la photo écornée. Les yeux de sa mère surtout. L’oncle Erskine se tenait devant lui, à quelques centimètres, avec son poids et sa sueur, son uniforme chamarré, ses grosses mains et sa peau plissée. Tout s’était modifié chez lui mais les yeux étaient restés intacts dans un écrin différent. Une grosse voiture noire, ronde et lustrée comme un bousier, arriva lentement devant l’hôtel ; l’oncle Erskine rectifiant sa tenue se dirigea aussitôt vers elle d’un pas raide et rapide, en lançant à Josh : «Attends-moi là, je reviens !» Et tandis que l’oncle Erskine ouvrait la portière droite de la voiture pour permettre à une jeune femme élégante de descendre, Josh s’éloigna lentement, remâchant l’amertume qui lui emplissait la bouche. Et le parfum des «Smokey Hills» s’empara de lui, d’un coup, en lui enfonçant un poinçon dans le bas du ventre."
Francesco Pittau

*** 

UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #2

"(...)  Adam Foster lui sourit largement, amusé et narquois : « Tiens, Jean Anouilh en jupons ! J'attendais une souillon pour remplacer ma vieille cuisinière, et voici que Colette entre en scène. »
Gaby suffoqua sous l'insulte. Elle voulut quitter la pièce mais le gros majordome bloquait le passage, posté dans l'embrasure de la porte. Lui aussi était hilare. La jeune femme perdit contenance et énonça sottement : « laissez-moi passer, mon ami m'attend en bas ! »
Les deux Américains rirent bruyamment. La honte lui donna une sorte de nausée.
Elle fixa le ventre du domestique comme si elle attendait qu'un passage secret s'ouvrit à cet endroit précisément. Elle continua en menaçant à voix forte sous l'effet de la panique jusqu'à ce que Foster mette un terme à son esclandre.
« Bon, ça suffit, Sarrasin ! Fermez-la et venez ici. »
L'injonction la cueillit comme un claquement de fouet sur la croupe d'un cheval et elle se retourna avec maladresse, bousculant le majordome qui recula d'un pas, toujours hilare.
« Non, je veux partir ! Cet entretien est terminé. »
Ses oreilles bourdonnaient et ses mâchoires lui faisaient mal.
Adam Foster se radoucit et ôta les pieds de son bureau d'une poussée.
« Je vous en prie, ne m'obligez pas à vous présenter des excuses ; ça, c'est bon pour les faibles. »
Puis il s'agaça contre le sous-fifre qui avait repris sa faction dans l'embrasure.
« Foutez le camp, Hastings ! Vous impressionnez défavorablement la demoiselle. »
Le domestique lui lança le regard d'un homme souffrant et s'effaça en silence.

Gaby lampa une goulée d'air et avança d'un pas rapide vers Foster. Elle voulut réitérer sa demande en donnant du poing sur le bureau, mais Foster retint son bras.
« Je vous demande pardon, mademoiselle Sarrasin, je me suis comporté comme un connard. Maintenant, s'il vous plaît, asseyez-vous et discutons. »
C'est le moment que choisit l'estomac du pseudo auteur-de-théâtre- célèbre-en-France pour gargouiller de la façon la plus vulgaire, d'un borborygme long et caverneux. Elle blêmit et s'assit, trahie par son corps de crève-la-faim.
« Et bien soit, je vous écoute ? »
« Très bien. Et d'abord une question : est-ce que vous savez faire les crêpes ? »
« Ma mère était bretonne donc oui, je sais les faire. Y compris les galettes et tout le folklore pâtissier qui va avec. Pourquoi cette question ?»
« Parfait ! vous êtes engagée. Vous démarrez votre nouvelle vie lundi matin à huit heures. Hastings vous expliquera toutes les modalités et je vous donnerai une avance sur votre salaire. Vous serez hébergée et je couvrirai vos frais médicaux. Vous aurez un jour de congé par semaine, et en dehors du temps que vous consacrerez aux courses et à la préparation de mes repas, vous pourrez passer le reste de vos journées à l'écriture de la pièce que je vous ai commandée.
C'est tout, l'entretien est terminé. »
Il se saisit d'une clochette qu'il agita en rappelant son autre employé de maison :
« Hastings ! Raccompagnez mon hôte jusqu'à son domicile. »
Il ne s'intéressa plus à la Française et après son dernier ordre, il se leva et sortit par une porte dissimulée derrière une courtine de velours.

Gaby restait immobile, les yeux dans le vide.
Le gros domestique se pencha sur elle et se permit de toucher son épaule.
« Venez, mademoiselle ; je vous raccompagne. »
Son accent américain était atroce mais la gentillesse nouvelle dans sa voix était persuasive. Elle reprenait ses esprits et le suivait avec lenteur, se donnant enfin la peine de détailler le contenu de la pièce.
Avant d'en franchir le seuil, elle fut prise d'une impulsion étrange et déroba une petite statuette de jade représentant un éléphant sanglé avec la trompe en l'air. Elle aurait pu s'emparer d'un objet de plus grande valeur, mais la symbolique de ce geste furtif suffit à la combler.
Une fois dehors, les bruits de la rue la cueillirent avec la force d'une clameur, tel l'oracle d'un possible triomphe. Elle fendit rapidement la foule des badauds et des travailleurs, se retenant de lui jeter des baisers du bout des doigts."
Anna de Sandre


samedi 23 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #2

  Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.
SMOKEY HILLS #2

"(...) Dès qu’il eut posé le pied sur le trottoir, il reçut de plein fouet les bruits de la ville , comme s’il se heurtait à un mur gigantesque. En débarquant tard dans la nuit, Josh avait pourtant eu l’impression que New York était une ville tranquille, dont le silence était troué de temps en temps par l’écho lointain d’une sirène ou d’une voiture démarrant sur les chapeaux de roue. La réalité était tout autre. Il fit quelques pas hésitants, comme saisi d’une ivresse soudaine : trop de vacarme, trop de gens, trop de lumière d’une fois. Il chancela, mais il était heureux de chanceler— heureux de chanceler sur ce trottoir-là. Après avoir repris ses esprits, il se mit à marcher. Il dépassa une poissonnerie, un restaurant, une boulangerie, une boucherie kasher, une blanchisserie tenue par un gros type qui dégoulinait de sueur. Et au coin de la rue, il aperçut un vendeur de hot-dogs. Lors de son périple, il avait croisé un vendeur de cravates itinérants qui l’avait hébergé dans sa voiture pendant deux nuits sur un parking de Chicago, et le vendeur de cravates n’avait cessé de le bassiner avec les hot-dogs succulents qu’il avait mangés à New York. «Grands comme le bras ! et on te les donne pour presque rien !» avait-il précisé, la voix frémissante au souvenir des hot-dogs. Josh se laissa convaincre par l’odeur de la saucisse et de la choucroute. La seule idée de la moutarde lui avait mis l’eau à la bouche. C’est vrai qu’ils n’étaient pas chers, et c’est vrai qu’ils étaient grands et c’est vrai aussi qu’ils étaient bons, même s’ils ne valaient pas la tourte à la viande de sa mère, et le gâteau de maïs arrosé de mélasse qu’il mangeait le matin. N’empêche, rassasié, il alla avisa un bonhomme vieux comme Mathusalem qui poussait un chariot de boissons fraîches : il avait des sodas et de l’eau dans une grosse bonbonne. Josh but un grand verre d’eau, qui coûtait presque rien. Ensuite, sans savoir la direction à prendre, sans même s’en préoccuper, il continua d’avancer, levant des yeux effarés sur tout ce qui l’entourait. Ce fut seulement après une demi-heure d’errance qu’il eut tout à coup l’idée d’aborder un passant et de lui demander s’il était loin de Park Avenue, et de l’Hôtel Armoria. Le passant, petit et rigolard, vêtu d’une chemise rouge aux manches retroussées, gouailla qu’il y en avait pour un moment mais que le plus simple était de prendre le métro. Josh répondit qu’il voulait voir la ville, ce à quoi le passant rétorqua en haussant les épaules d’un air désabusé et en marmonnant : «Y a que des toqués dans cette ville.» Et il lui détailla un itinéraire qu’il pouvait suivre les yeux fermés, étant donné qu’il était né en même temps que cette foutue ville, et qu’il la connaissait mieux que la culotte de sa voisine de palier. Puis il ricana et s’éloigna d’une démarche chaloupée.

Josh reprit sa route, suivant scrupuleusement l’itinéraire suggéré par le petit rigolo. La ville ne semblait devoir jamais finir ; les gens étaient de plus en plus nombreux ; le soleil, à la verticale, cognait et ramassait les ombres en flaques sombres. De temps en temps, une odeur d’océan déboulait par-dessus les bâtiments. Josh avait vu Wichita, Chicago et d’autres grosses villes au cours de son avancée vers New York mais elles avaient toutes l’air de villes normales, plus grandes que celles de son coin, bien sûr, mais abordables. New York lui donnait la sensation d’un vertige sans fin, d’une bousculade incessante. Il traversa des quartiers qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Un moment, il passa dans un quartier bourré de Noirs endimanchés qui étaient assis sur les perrons, à discuter et à rire. Ils le regardèrent passer avec ce qu’il crut être de l’hostilité ou de la méfiance. (...)"
Francesco Pittau

***

UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #2

Quand la Française arriva dans le bon quartier, elle tenait le morceau de papier serré fort dans son poing, ouvrant la main de temps en temps devant des new-yorkais pressés mais polis qui lui répondaient gentiment quand elle leur précisait : « Excuse-me, I'm a french and I'm lost. Please, can you tell me the way to, etc. » Après quelques pas perdus dans une ou deux mauvaises ruelles, elle s'arrêta finalement là où on ne l'attendait peut-être pas encore, devant une porte dont le charme cossu lui donna déjà un bon espoir.
Derrière elle, tout commença à bruire et frétiller comme après un lever de rideau sur une immense estrade : une harangue ravissait des pigeons, un démarrage interminable de mobylette faisait fermer quelques fenêtres et le bruit des mises en place dans les différents corps de métier hébergés dans les bureaux, les locaux de commerce, le garage et les officines de la rue principale ronronnait dans sa cadence parfaite. On aurait dit du théâtre à ciel ouvert pour un public issu du tout-venant. La lumière du soleil s'introduisait entre les immeubles à la hauteur formidable, exposant l'endroit dans son quotidien le plus prosaïque. Les camions de livraison se garaient à l'arrachée et provoquaient l'hystérie des autres conducteurs . Ça freinait sec, ça insultait et klaxonnait, ça redémarrait bruyamment et Gaby n'avait pas besoin de se retourner pour visualiser les actions qui s'enchaînaient autour d'elle comme des saynètes.

Des promeneurs se massèrent tranquillement à la balustrade d'un pont suspendu et elle eut le sentiment angoissant qu'ils arrivaient là tout exprès pour l'espionner. Des passants frôlaient parfois son corps qui encombrait le passage tant elle était lente à se mouvoir puis empotée à attendre que la porte s'ouvrît, mais eux ne provoquaient aucune inquiétude chez elle, car elle pouvait sentir leurs intentions en se fiant à la régularité de leur marche.
Le bourdonnement de l'ouvre-porte lui fit l'effet d'une corde jetée depuis le haut d'une corniche et la pauvre femme se rua sur la lourde porte, de peur que son faible poids ne suffise à correctement l'ouvrir avant qu'elle ne se bloque.
Elle évita prudemment l'ascenseur et frappa, le souffle court, à l'une des portes du huitième étage. Ces maudits Amerloques étaient forcément originaires d'une espèce arboricole pour privilégier la construction de ces  immeubles à la hauteur sans cesse plus grande. Elle regrettera toute sa vie, pensa-t-elle à ce moment-là, d'avoir choisi les États-Unis d'Amérique pour changer de peau. La mue d'un serpent était plus rapide et moins douloureuse.

Elle traversa une cour intérieure plutôt sobre mais bien entretenue, décorée à la manière des anciennes haciendas avec en son centre une fontaine en marbre rose. Au bout de sa course, un gros majordome à la forte odeur de gin la reçut dans un français approximatif. Des cris d'enfants se chamaillant lui parvenaient à travers le plafond de l'appartement. Elle fit la grimace et suivit l'homme en retenant un peu sa respiration.
Il s'effaça pour la laisser entrer dans une pièce aux proportions étonnantes. La richesse ostentatoire de son mobilier et de ses objets l'éclaboussa comme une gadoue sous la roue d'un véhicule à grande vitesse. Elle s'ébroua mentalement et sursauta en posant les yeux sur l'homme avachi qui la recevait jambes croisées et posées sur un imposant bureau — un meuble précieux en acajou, style Empire, avec des montants en bustes de femme. (...)"
Anna de Sandre 

vendredi 22 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #1

Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.


SMOKEY HILLS #1

"La première chose que fit Josh en se réveillant ce fut d’aller à la fenêtre, pieds nus, vêtu de son seul caleçon qui lui descendait à mi-cuisses ; il releva la partie coulissante de la fenêtre et glissa une tête timide par-dessous, avant de jeter un long coup d’œil ébloui sur la rue déjà grouillante de monde, bruyante comme il n’aurait jamais pu l’imaginer, et ruisselante de soleil. En face, à quelques dix mètres, juste à sa hauteur, les rails du métro aérien. À ce moment-là, une rame déboula dans un fracas métallique, qui ne dérangea aucunement le flot pressé des passants en contrebas, mais qui fit trembler la chambre comme une vieille caisse fragile. Josh eut un sourire. Il ne regrettait pas d’être là, bon Dieu, non ! il ne le regrettait pas. Il en avait eu assez de se coltiner des sacs de maïs et des pelletées de fumier. Les «Smokey Hills» étaient loin. Et il voulait les garder éloignées. Au boulot dès l’âge de huit ans.

Le jour de son anniversaire, après avoir coupé les parts du gâteau à la crème, son père lui avait dit : «T’es grand maintenant, Joshua. Demain matin, tu te lèves comme nous tous. Tu t’occuperas des vaches avec Jérémie.» Joshua avait pensé aussitôt à l’école, mais il n’en avait plus été question depuis ce jour-là. La mère n’avait pas pipé, juste incliné la tête et servi les parts de gâteau dans les assiettes, en prenant garde de ne pas en renverser sur la table. Le gâteau était délicieux. Jérémie, son grand frère, avait onze ans et des boutons lui poussaient sur la lèvre supérieure depuis peu. Trois ans déjà qu’il travaillait avec le père. Joshua en avait bavé avec lui. Jérémie était monté d’un cran dans la hiérarchie de ceux qui travaillent, et il ne ratait pas une occasion de le lui rappeler. Tout était prétexte pour le rabrouer ou lui imposer les tâches les plus sales ou les plus ingrates. Pourtant, il n’y avait qu’une vache et demie dans l’étable : une bien portante et l’autre qui dépérissait à vue d’œil. Le vétérinaire était passé un jour, avait regardé la bête sur le retour et déclaré qu’elle ne valait plus rien et qu’elle pouvait tout aussi bien partir à l’équarrissage. Mais le père avait voulu la garder. Joshua n’avait jamais su pourquoi. Une nuit, la bête était morte. Joshua l’avait découverte avant l’aube, sur le flanc, les pattes raides comme les pieds de la table de la cuisine. Le père l’avait enterrée pas loin de la ferme, près du sentier qui conduisait aux champs de maïs.

Josh sentit un picotement au creux de son estomac. Il n’avait pas mangé depuis le déjeuner de la veille. Un déjeuner frugal : deux petits pains blancs avec une tomate. Il n’avait pas le sou... à peine de quoi se payer une chambre minable et un repas par jour pendant deux bonnes semaines à tout casser, peut-être plus s’il calculait au plus juste. Il laissa la fenêtre ouverte, enfila son pantalon et ses chaussures, puis sortit, toujours torse nu, pour se débarbouiller à l’évier qui se trouvait au fond du couloir, près des toilettes. À grands renforts de poignées d’eau, il se réveilla tout à fait, mit sa tête sous le robinet, ensuite il s’ébroua comme un jeune chien, projetant des gouttes tout autour de lui sur les murs. Il retourna dans sa chambre et s’essuya avec les draps, propres mais troués par l’usure en plusieurs endroits. La faim était de plus en plus rageuse. Il se dépêcha de s’habiller, et quitta l’hôtel, sous le regard indifférent de la fille maigre et jaune qui se tenait à la réception (...)"
Francesco Pittau

***
UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #1

"Juillet avait sorti ce qu'il avait de plus laid et donnait des airs de vide-grenier sauvage au quartier sud de New-York. La vulgarité des lumières, la saturation ostentatoire des couleurs et la nonchalance calculée des citadins attiraient et repoussaient les touristes vacanciers comme un ressac ; une chaleur de fournaise cuisait les poissons — dont la plupart dira-t-on l'été suivant se retournèrent ventre en l'air dans l'Hudson River — et même, à la nuit, certains groupes d'oiseaux migrateurs semblèrent vouloir renoncer à leur trajet pendulaire.
On ne sortait plus que par nécessité. La upper middle class avait déserté pour rafraîchir ses mômes anémiés dans les criques à galets et prendre des clichés stupides à rapporter au bureau pour énerver les accrochés du travail. Tout marchait au ralenti et le journal local peinait à remplir sa rubrique de faits divers.


Le contact anonyme de Gaby Sarrasin lui avait tendu un morceau de papier replié comme une bouche fermée. Ce bref échange ne marqua pas les esprits, tout deux ayant pris mille précautions pour commercer à l'abri des regards.
Gaby consulta sa montre en sortant de l'entrepôt. Il était encore tôt, assez pour qu'elle prenne son temps avant de se présenter spontanément à l'adresse qu'il venait de griffonner à son attention. Pourquoi pas maintenant, d'ailleurs.
Elle lavait ses sous-vêtements tous les soirs dans l'évier d'une cuisine insalubre au milieu d'autres clandestins et ses précieux dollars, dont la valeur en francs lui échappait, filaient un peu trop vite dans la main avide de Madame Oliver. La marchande de sommeil tenait son commerce spécial depuis une petite décennie à présent, et ne manquait jamais de se vanter dans les milieux concernés qu'elle offrait une chance dont trop peu de gens pouvaient se saisir. Cette chance était en vérité pour elle, soit le revenu inespéré de ses vieux jours.


Gaby écrivait une pièce de théâtre comique au sujet d'hommes inconséquents et de femmes intrépides. Un des proches de sa tôlière était le directeur d'une troupe locale, Adam Foster, qui voulait présenter un spectacle « entièrement en français » à la communauté francophone issue des vagues arrivées massivement par le port de New York. La négociation n'avait pas tourné en la faveur de l'écrivain, puisque Foster avait refusé de lui verser une avance sur ses droits d'auteur, mais ce dernier la croyait célèbre dans son pays d'origine et son carnet d'adresses, calculait-elle avec juste raison, lui servirait en même temps que le succès des représentations.


Elle savait que Madame Oliver la mettrait dehors si elle ne leur trouvait pas rapidement des petits frères, à ces billets, et en nombre croissant de préférence. Gaby Sarrasin était si peu fertile de l'artiche qu'aucun emploi intéressant ne voulait la féconder, ce qui ne l'empêchait pas de pleurnicher régulièrement afin que Madame Oliver lui donnât des combines pour travailler au même titre que les autres, le temps de devenir aussi célèbre qu'Israël Horovitz, puisque telle était sa folle ambition. Son hôtesse n'accédait jamais à sa demande insistante, mais ce matin elle avait cru envoyer une autre de ses « pensionnaires », Suzanne, au rendez-vous de l'entrepôt. Or, Gaby y était allée à sa place en échange d'un service rendu une semaine plus tôt, qu'il valait mieux que chacune d'elle tût à jamais. Elle ne pouvait pas être plus incompétente que sa colocataire lui semblait-il, colocataire qui de toute façon trouverait plus facilement qu'elle de quoi arracher ses fesses vers un petit paradis, avec ses nombreux talents et le réseau de « connaissances » qu'elle développait à la vitesse du chemin de fer sur la terre des fermiers (...)"
Anna de Sandre

samedi 19 juillet 2014

La nuit sera blanche


Texte Anna de Sandre — Illustration Sanneris

La lune a glissé
Derrière les grands arbres
Et je mets des bûches
Dans la cheminée
Après y avoir jeté
Mon cartable

Le feu siffle et craque
Comme le grand Rémy
Quand il souffle sur ses doigts
Pour impressionner
Les plus petits à la récré

Je soulève mon bandeau
De pirate
Et mon oeil libéré
Scrute le tourbillon
Des flocons par la fenêtre

Aujourd'hui c'est
Mardi Gras
Et mon père a fait
Des crêpes.
À cette heure
La terre blanchit
Mais on peut voir
Encore mes traces

J'ai bien envie
De rentrer
Mais je n'ai pas assez
D'audace

Après le goûter
Mes frères suivront
Le chemin
Pour venir me chercher
Car après tout
Je suis leur sœur
Et je sais qu'ils m'aiment bien.