vendredi 22 août 2014

Des nouvelles contre une photo de Vivian Maier #1

Nous avons en commun une grande admiration pour les photographies de Vivian Maier, aussi chacun de nous a-t-il eu envie d'écrire une nouvelle à partir de  cette prise de vue représentant une rue de New-York dans la seconde moitié des années cinquante, c'est-à-dire à l'époque de son urbanisation croissante.
Nous les publions ici l'une à la suite de l'autre et en trois parties, que nous répartirons sur trois jours.


SMOKEY HILLS #1

"La première chose que fit Josh en se réveillant ce fut d’aller à la fenêtre, pieds nus, vêtu de son seul caleçon qui lui descendait à mi-cuisses ; il releva la partie coulissante de la fenêtre et glissa une tête timide par-dessous, avant de jeter un long coup d’œil ébloui sur la rue déjà grouillante de monde, bruyante comme il n’aurait jamais pu l’imaginer, et ruisselante de soleil. En face, à quelques dix mètres, juste à sa hauteur, les rails du métro aérien. À ce moment-là, une rame déboula dans un fracas métallique, qui ne dérangea aucunement le flot pressé des passants en contrebas, mais qui fit trembler la chambre comme une vieille caisse fragile. Josh eut un sourire. Il ne regrettait pas d’être là, bon Dieu, non ! il ne le regrettait pas. Il en avait eu assez de se coltiner des sacs de maïs et des pelletées de fumier. Les «Smokey Hills» étaient loin. Et il voulait les garder éloignées. Au boulot dès l’âge de huit ans.

Le jour de son anniversaire, après avoir coupé les parts du gâteau à la crème, son père lui avait dit : «T’es grand maintenant, Joshua. Demain matin, tu te lèves comme nous tous. Tu t’occuperas des vaches avec Jérémie.» Joshua avait pensé aussitôt à l’école, mais il n’en avait plus été question depuis ce jour-là. La mère n’avait pas pipé, juste incliné la tête et servi les parts de gâteau dans les assiettes, en prenant garde de ne pas en renverser sur la table. Le gâteau était délicieux. Jérémie, son grand frère, avait onze ans et des boutons lui poussaient sur la lèvre supérieure depuis peu. Trois ans déjà qu’il travaillait avec le père. Joshua en avait bavé avec lui. Jérémie était monté d’un cran dans la hiérarchie de ceux qui travaillent, et il ne ratait pas une occasion de le lui rappeler. Tout était prétexte pour le rabrouer ou lui imposer les tâches les plus sales ou les plus ingrates. Pourtant, il n’y avait qu’une vache et demie dans l’étable : une bien portante et l’autre qui dépérissait à vue d’œil. Le vétérinaire était passé un jour, avait regardé la bête sur le retour et déclaré qu’elle ne valait plus rien et qu’elle pouvait tout aussi bien partir à l’équarrissage. Mais le père avait voulu la garder. Joshua n’avait jamais su pourquoi. Une nuit, la bête était morte. Joshua l’avait découverte avant l’aube, sur le flanc, les pattes raides comme les pieds de la table de la cuisine. Le père l’avait enterrée pas loin de la ferme, près du sentier qui conduisait aux champs de maïs.

Josh sentit un picotement au creux de son estomac. Il n’avait pas mangé depuis le déjeuner de la veille. Un déjeuner frugal : deux petits pains blancs avec une tomate. Il n’avait pas le sou... à peine de quoi se payer une chambre minable et un repas par jour pendant deux bonnes semaines à tout casser, peut-être plus s’il calculait au plus juste. Il laissa la fenêtre ouverte, enfila son pantalon et ses chaussures, puis sortit, toujours torse nu, pour se débarbouiller à l’évier qui se trouvait au fond du couloir, près des toilettes. À grands renforts de poignées d’eau, il se réveilla tout à fait, mit sa tête sous le robinet, ensuite il s’ébroua comme un jeune chien, projetant des gouttes tout autour de lui sur les murs. Il retourna dans sa chambre et s’essuya avec les draps, propres mais troués par l’usure en plusieurs endroits. La faim était de plus en plus rageuse. Il se dépêcha de s’habiller, et quitta l’hôtel, sous le regard indifférent de la fille maigre et jaune qui se tenait à la réception (...)"
Francesco Pittau

***
UN ENTRETIEN, QUELQUE PART DANS LA CHALEUR DE L'ÉTÉ #1

"Juillet avait sorti ce qu'il avait de plus laid et donnait des airs de vide-grenier sauvage au quartier sud de New-York. La vulgarité des lumières, la saturation ostentatoire des couleurs et la nonchalance calculée des citadins attiraient et repoussaient les touristes vacanciers comme un ressac ; une chaleur de fournaise cuisait les poissons — dont la plupart dira-t-on l'été suivant se retournèrent ventre en l'air dans l'Hudson River — et même, à la nuit, certains groupes d'oiseaux migrateurs semblèrent vouloir renoncer à leur trajet pendulaire.
On ne sortait plus que par nécessité. La upper middle class avait déserté pour rafraîchir ses mômes anémiés dans les criques à galets et prendre des clichés stupides à rapporter au bureau pour énerver les accrochés du travail. Tout marchait au ralenti et le journal local peinait à remplir sa rubrique de faits divers.


Le contact anonyme de Gaby Sarrasin lui avait tendu un morceau de papier replié comme une bouche fermée. Ce bref échange ne marqua pas les esprits, tout deux ayant pris mille précautions pour commercer à l'abri des regards.
Gaby consulta sa montre en sortant de l'entrepôt. Il était encore tôt, assez pour qu'elle prenne son temps avant de se présenter spontanément à l'adresse qu'il venait de griffonner à son attention. Pourquoi pas maintenant, d'ailleurs.
Elle lavait ses sous-vêtements tous les soirs dans l'évier d'une cuisine insalubre au milieu d'autres clandestins et ses précieux dollars, dont la valeur en francs lui échappait, filaient un peu trop vite dans la main avide de Madame Oliver. La marchande de sommeil tenait son commerce spécial depuis une petite décennie à présent, et ne manquait jamais de se vanter dans les milieux concernés qu'elle offrait une chance dont trop peu de gens pouvaient se saisir. Cette chance était en vérité pour elle, soit le revenu inespéré de ses vieux jours.


Gaby écrivait une pièce de théâtre comique au sujet d'hommes inconséquents et de femmes intrépides. Un des proches de sa tôlière était le directeur d'une troupe locale, Adam Foster, qui voulait présenter un spectacle « entièrement en français » à la communauté francophone issue des vagues arrivées massivement par le port de New York. La négociation n'avait pas tourné en la faveur de l'écrivain, puisque Foster avait refusé de lui verser une avance sur ses droits d'auteur, mais ce dernier la croyait célèbre dans son pays d'origine et son carnet d'adresses, calculait-elle avec juste raison, lui servirait en même temps que le succès des représentations.


Elle savait que Madame Oliver la mettrait dehors si elle ne leur trouvait pas rapidement des petits frères, à ces billets, et en nombre croissant de préférence. Gaby Sarrasin était si peu fertile de l'artiche qu'aucun emploi intéressant ne voulait la féconder, ce qui ne l'empêchait pas de pleurnicher régulièrement afin que Madame Oliver lui donnât des combines pour travailler au même titre que les autres, le temps de devenir aussi célèbre qu'Israël Horovitz, puisque telle était sa folle ambition. Son hôtesse n'accédait jamais à sa demande insistante, mais ce matin elle avait cru envoyer une autre de ses « pensionnaires », Suzanne, au rendez-vous de l'entrepôt. Or, Gaby y était allée à sa place en échange d'un service rendu une semaine plus tôt, qu'il valait mieux que chacune d'elle tût à jamais. Elle ne pouvait pas être plus incompétente que sa colocataire lui semblait-il, colocataire qui de toute façon trouverait plus facilement qu'elle de quoi arracher ses fesses vers un petit paradis, avec ses nombreux talents et le réseau de « connaissances » qu'elle développait à la vitesse du chemin de fer sur la terre des fermiers (...)"
Anna de Sandre

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